Un texte coup de gueule sur l’épuisement de nos conversations
« Silence ! Cessez ce bavardage ! Babil, soliloque, babélique aiguë, laissez-moi. Fermez vos bouches, ouvrez vos yeux, vos oreilles, regardez le monde face à vous. Commentons plus tard. Discourons peut-être. Nul besoin d’affaiblir la réalité avec le langage. N’est-elle pas plus belle que nous ? »
Et il quitta la table devant une assemblée médusée. Le dîner familial se déroulait pourtant bien. Les yeux s’agitaient des plats aux convives, de la boisson aux voisins. Les bouches s’ouvraient et se fermaient selon un automatisme grégaire. On y parlait comme on y machait. Lorsque pointait une contradiction, l’hôte, aimable dans l’effort, s’empressait de l’écarter avec un humour que tous reconnaissaient comme le retour autoritaire du sérieux. Le propos revenait alors à lui-même, à ce néant courtois, où le cépage et la politique s’échangent et se remplacent.
Bien que personne n’y eut prêté attention, l’homme n’avait ouvert sa bouche que pour manger. Assis à la place qu’on lui avait assignée, entre l’enfance et la sénilité, son dos s’alignait parfaitement avec celui des cousins et du grand-père formant une ligne droite et ordonnée. Mais l’homme demeurait en retrait. Son regard méchant, dégoûté, trahissait son refus de participer à ce qu’il considérait être une supercherie. Il observait ses parents, ses frères, son oncle, ses êtres chers, en se demandant comment ils étaient capables d’un tel abaissement. Comment osaient-ils se réjouir d’une telle mascarade durant laquelle leurs cerveaux s’emplissaient de vacuité ? Comment se résoudre à ça ? A ce moment dont ils ne conserveront aucun souvenir, aucun enseignement, aucune saveur si ce n’est celle de la volaille dévorée. Gonflé par le mépris que lui inspirait la scène, il éprouvait aussitôt une honte franche qui l’éventrait. Sa famille n’était pas dupe, se rassurait-il, elle se pliait, comme toutes, aux règles de la bienséance. Pour elle, le repas n’était finalement qu’une obligation parmi d’autres qui laisserait ensuite à chacun le loisir de vaquer à ses occupations, heureux de s’être substanté à moindres frais. Des moments de partage, concluraient les invités, honorant les aïeuls et épuisant les enfants.
Persistait néanmoins une sensation troublante. L’homme devinait le plaisir que chacun trouvait dans ce bavardage facile. La conversation cédait constamment au discours automatique. Les phrases se succédaient composant une récitation monotone, oubliée dès son contact avec l’air. Soupirs, sourires, intonations admiratives ponctuaient avec hypocrisie ce texte sans récit. Révolté, l’homme guettait malgré tout un début de conversation, l’interstice où se nicherait une nuance hésitante à laquelle il se raccrocherait. Mais le propos se muait inévitablement en communication, lourde et soporifique. Untel, par exemple, énonçait des vérités appuyées par les on-dit de ses relations. Subtilement insérées à travers leur seul prénom, ces relations attestaient de sa puissance et de son savoir. Il y ajoutait une plaisanterie, une anecdote, comme un trop plein de levure dans un gâteau sec, tandis que les spectateurs dupes, mais l’étaient-ils, se gavaient, s’affaissant mollement, bercés par le débat insipide et la langueur des idées. Seul l’homme, raide sur sa chaise, yeux écarquillés, refusait la défaite.
Soudain, il vit par la fenêtre un lièvre dans le jardin. Une jolie bête aux longues oreilles couverte d’une fourrure appelant la caresse. Elle se restaurait, elle aussi, en dépeçant les rosiers de Maman. L’homme sourit d’un air narquois et regarda sa mère, verre de vin collé à la peau, se plaignant béate des affres du jardinage. Le lièvre était mignon, pataud. Ses déambulations ravivaient le souvenir enchanté des dessins animés. A mesure qu’il l’observait, l’animal envahissait l’esprit de l’homme. Le reste devenait encore plus laid, âcrement vain. Ce visiteur rare, charmant, que lui seul admirait, était invisible à ces regards trop intérieurs pour voir au loin. Les avertir de cet évènement aurait été envisageable, convivial même, mais l’homme s’y refusa préférant l’échappée en solitaire. La vue du lièvre le délivrait de son silence et abaissait ce brouhaha insupportable. Cet être invitait à quitter la table sans bouger, sans esclandre, en allégeant l’atmosphère par son inexprimable beauté.
Puis la porte de l’entrée s’ouvrit. Le chien avait demandé à sortir. Excité par l’odeur du gibier, le grand Bleu de Gascogne, génétiquement habitué aux parties de chasse, s’élança dans le jardin à la recherche du lièvre. L’animal détala et disparut. Le grand-père retourna à sa place, se resservit de vin et croisa le regard excédé de son petit-fils. L’homme se leva, regarda un instant les invités, puis s’écria « Silence ! » suivi de la diatribe que l’on sait.
Après cet évènement surprenant, les dîners familiaux reprirent, au rythme des dimanches, tandis que dans le jardin planait toujours la présence du lièvre. D’une semaine à l’autre, l’homme l’oubliait mais lorsqu’il revenait l’épouvantable néant des conversations surgissait de nouveau. Le voir incitait à la comparaison – intérieur versus dehors ; hommes savants contre vivant ingénu – et une rêverie amère gâchait le reste de son repas.
Si l’homme aimait revoir le lièvre, il constatait attristé que la poésie se logeait plus souvent dans le jardin que dans la bouche de ses semblables. La solitude était sa lourde peine, lui qui avait fini par se taire. Mais il s’y résolvait, avec certitude et orgueil, persuadé d’entendre dans ses paroles muettes le souffle de l’intelligence.