Le Balloon Museum

Un musée immersif fait son vernissage

En entrant dans le musée, à droite, on pouvait lire : « Welcome at Balloon Museum ! Art is inflatable ». Le musée du Ballon s’arrêtait enfin à Paris – dernière étape de son tour du monde des capitales culturelles. Ce soir était le premier soir. Dora Polic, influenceuse de l’art aux milliers d’abonnés, découvrait l’exposition en même temps qu’un groupe de visiteurs privilégiés. Autour de cette créature sublime et arrogante, ne connaissant de l’arrêt que la pose, évoluaient le ministre, les auteurs du moment, quelques journalistes et surtout Jeff Koons, parrain de l’exposition pour son œuvre Balloon Dog. Si la plupart d’entre eux se désespéraient en secret de cet évènement, si Dora Polic et ses ballons gonflables témoignaient de la vacuité humaine, tous se devaient d’être là. L’argent se gagnait ici. Dans le hall, le commissaire d’exposition répondait aux médias : « Cette approche non conventionnelle de la culture est fascinante et intrigante. Un art que l’on peut toucher, vivre et partager n’est jamais statique. Sa fluidité est vectrice de socialisation. » Aux visiteurs ordinaires, c’est-à-dire tirés au sort, qui continuaient à entrer, on distribuait une brochure récitant ces mêmes phrases. Parmi eux, une jeune mère semblait particulièrement préoccupée. Sa mine triste jurait au milieu des sourires béats. Elle guettait les entrées et sorties, dévisageait chaque enfant puis s’en détournait déçue et pleine d’angoisse. Jusqu’au moment où un jeune garçon, six ans tout au plus, se précipita sur elle en courant, l’air désespéré. Elle lui reprocha sa longue disparition et le gronda fortement en signe de soulagement. Le petit s’en moquait et ne cessait de répéter en pleurant : « J’ai perdu ma balle ! » Quand il parvint enfin à retrouver son calme, les deux reprirent le cours de la visite ; la balle éclatant dans leur mémoire comme une bulle de savon.

Le groupe arriva dans la première salle intitulée Airscape. Au sol, un chemin avait été tracé pour séparer une centaine de ballons bleu turquoise tenus par de fines cordelettes pailletées. Les visiteurs suivaient Dora dans cette mer pop, percée d’îles flottantes à l’hélium. Sur chacune d’elles, des monuments gigantesques avaient été gonflés : une pyramide jaune fluo ; la Muraille de Chine couleur argent ; le Taj Mahal en or. Dora tendit son doigt au sommet de la pyramide et explosa de rire en tournoyant sur elle-même. Des centaines de photos furent prises en quelques secondes. Lorsque l’influenceuse se lassa de ce jeu, les visiteurs voulurent l’imiter et jouer à leur tour. Face à la pyramide, une file d’attente se forma et chacun patienta sagement le temps d’obtenir son portrait.

La seconde salle était plus grande encore et presque plongée dans l’obscurité. Le commissaire d’exposition indiqua que l’œuvre s’appelait Playtime comme une invitation par l’artiste à s’amuser, embrasser l’air et découvrir une relation innovante avec lui. L’homme en costume saisit un ballon lumineux – parmi les milliers suspendus dans la pièce – le lança en l’air en affirmant qu’un tel parcours muséal expérientiel était inédit en France. Dora s’impressionna en anglais et applaudit vivement, bientôt suivie par tous les visiteurs. Déjà, les enfants jetaient au plafond les ballons, un groupe d’adolescents s’essayait au jonglage et un autre se filmait en selfie, le visage plaqué au plastique multicolore. L’euphorie avait envahi la salle en même temps que le dernier tube de Taylor Swift. Même le ministre dansait. La joie se vivait et se retransmettait en direct.

La troisième salle n’avait rien de commun avec la précédente. Dans ce temple rose bonbon, saturé de lumière néon clignotante, des ballons comestibles pendaient au plafond. Plusieurs vasques monumentales distribuaient à volonté des globes terrestres à croquer, saveurs fraise ou chocolat. Des tables offraient quantité de bonbons ronds, moelleux, fondants, croquants, acidulés ou suaves. Il n’y avait qu’à goûter, sans paiement ni restriction. Une piscine à balles multicolores – la Dragibus Pool – avait également été construite, suivant les dernières normes de sécurité en vigueur. Disposés sur l’ensemble des murs, des miroirs déformants démultipliaient l’image de visiteurs apoplectiques et celle, gargantuesque, de l’Orgy Room. Dans le silence du choc, on entendait fuser des exclamations émerveillées. Tous les visiteurs reconnaissaient la beauté incandescente d’un tel lieu, si pop, si décalé. Immédiatement, ils publièrent cette vision divine dans une vidéo à trois-cent-soixante degrés de la pièce. Le commissaire d’exposition, quant à lui, poursuivait son introduction à l’art moderne : « L’Orgy Room a été conçue comme une expérience artistique immersive appelant à faire communier les cinq sens. » Aussitôt, des sprays diffusèrent une odeur sucrée de barbe à papa. Barbapapa lui-même entra dans la salle revêtu d’une moumoute rose. Les enfants hurlèrent et se précipitèrent sur la poire géante pour la caresser. Portée par le générique de la série télévisée, Dora Polic dansait, bientôt accompagnée du commissaire, et tous chantaient en cœur : « Voici venir les Barbapapa ! » La jeune femme tendit les bras vers l’un des globes, ouvrit grand la bouche et la plongea dans la pâte collante. Elle avança vers les visiteurs, le sourire noir de chocolat, et s’exclama : « Go, it’s so good ! » Alors tous se jetèrent sur les tables, les globes ou dans la piscine, le corps dirigé par leur téléphone, porté à bout de bras. Le film de leur bonheur les rendait parfaitement heureux. Lorsqu’il n’y eut plus rien à manger, l’ambiance générale se calma. Quelques enfants se plaignirent d’avoir mal au ventre et les mères se désespèrent de leurs vêtements crottés. On jugea bon de ralentir le rythme de la visite en accordant un rapide temps libre. Le commissaire indiqua la direction des toilettes et l’heure du prochain rendez-vous.

Le vaste couloir qui menait aux toilettes avait lui aussi fait l’objet d’un traitement artistique. Sur quarante mètres de long, trois mètres de large et six mètres de haut, le LEAPTube Experience Show, se comptait parmi les plus grands kaléidoscopes de la planète. Le groupe de visiteurs se transforma soudainement en un essaim humain perdu au milieu d’un décor psychédélique. Il y avait jusqu’à douze Dora Polic ! Les visiteurs s’y promenèrent, prenant le temps de chercher leurs reflets, immortalisant le pouvoir nouveau d’être un et plusieurs à la fois. Au fond du tube se dessinaient la file d’attente des toilettes et, à leur entrée, le kiosque à souvenirs ; des kaléidoscopes miniatures. La mère en offrit un à son garçon dont la retenue des besoins l’impatientait. Un quart d’heure plus tard, enfin soulagés, ils découvrirent un attroupement inhabituel au milieu du tube. Les visiteurs photographiaient ébahis le spectacle d’une œuvre d’art inédite. La mère et son enfant s’approchèrent. Au cœur de la foule réunie en cercle, un jouet, une balle en plastique, reposait au sol, démultipliant à l’infini son reflet. La silhouette allongée de Spider-Man glissait d’un plafond à l’autre. L’homme araignée s’agrippait à toutes les parois. Certains avertis lisaient dans cette performance une référence subtile à l’univers artistique des Marvel Comics. Le garçon s’approcha davantage. Puis, un cri hystérique résonna dans le tube. C’était celui du même garçon, heureux d’avoir retrouvé sa balle.