Lorsque notre image disparait que reste-t-il ?
La nuit dormait encore lorsque Manon se leva. Elle s’était endormie avec le trac au fond du ventre, la mâchoire crispée. S’efforçant de penser à autre chose, elle n’avait pensé qu’à ça : le Comité d’Engagement, dit CEG. Dix-huit mois de travail serait bientôt validé, ou refusé, en une heure seulement.
Dans la salle de bain, la glace trois faces accusait ses yeux creusés. Manon ne retenait d’elle que cette couleur, violette, trouant chaque jour un peu plus la peau. Elle ouvrit le robinet et plaça dessous ses mains en coupelle. Le liquide glacé gifla son visage encore chaud de la nuit. Elle se regarda à nouveau, la peau neuve. Au fond de son reflet apparaissaient les huit personnes qui l’attendraient assises, satisfaites d’appartenir à l’autre camp. « Passer en CEG » signifiait la défaite ou la victoire, sans compromis. Manon se pliait à cet exercice avec délectation ; accro au pic d’adrénaline. Malgré l’angoisse, la jeune femme guettait ces réunions où le formalisme étriqué sublimait la réalité. Salle, collègues, discussions, l’importance de la décision épuisait la médiocrité. Elle-même se sentait dotée d’un immense potentiel tandis que le reste des jours, saturés par le doute, l’empoignait.
Dans sa bouche qui répétait, une phrase butait cependant, encombrée de fausseté. Les mots s’y refusaient, trop honnêtes. Manon n’y croyait pas. Peu importe. Cette femme face à elle désormais transformée – paupières grises, bouche imposante et rouge – s’était réveillée pour y croire. Dévorée de désir et d’admiration, Manon lui prêtait tous les discours par amour du jeu. Amour de puissance, parole doucement autoritaire mise en écho par les doigts vernis, fascination pour cette façon qu’elle avait de céder la parole, préparant l’attaque, ou pour ce sourire, unique, indéchiffrable. Manon existait lorsqu’elle entrait en salle. Il n’y avait qu’en ce lieu qu’ils l’écoutaient vraiment, la remerciaient, l’encourageaient. Le sens des mots, les valeurs cachées sous les décisions, l’intégrité importaient peu. Manon revint au portrait dans la glace. Cheveux tirés vers l’arrière ; visage sévère. Le violet signifiait maintenant le labeur, l’assiduité, un accessoire. Débutait sa métamorphose. Depuis sa nomination de Directrice Administrative et Financière trois ans plus tôt, il n’y avait eu qu’une seule tenue, une seule identité. Impossible de déceler à l’intérieur un changement d’humeur, une excentricité. L’Arlequin. Manon jouait à la DAF, uniquement la DAF. L’adrénaline esquissa sur ses lèvres un sourire diabolique puis la femme en tailleur marine claqua la porte comme on quitte les coulisses.
Sur les fenêtres opaques du métro, le personnage apparaissait enfin complètement. Ce n’était qu’entier qu’il existait. Le manteau suggérait la cape, les talons hauts des échasses. Manon gonfla les seins. Qu’elle était belle cette femme du miroir.
Dans l’ascenseur grimpant au service, Manon vérifia pour la troisième fois l’heure. La réunion débutait dans dix minutes. Les couloirs, les bureaux, ils n’étaient pas là. Manon avait pour habitude d’arriver dans une salle embaumée, pleine de monde et de café, où déjà elle s’amusait à serrer des mains, à esquisser des airs de femme d’affaire. Cette fois-ci, aucun regard important ne l’avait croisée. Sa tenue jurait presque dans ce décor soudain misérable, muré de faux plafonds et de moquette sale. Elle s’assit puis, impatiente, sortit un miroir de poche afin d’y vérifier son teint. Ses phalanges craquèrent. L’angoisse remontait progressivement à la surface. Sans public, elle revenait à elle-même. S’évanouissait la femme marine trahissant Manon.
Sa propre banalité l’effara. Elle s’enfuit alors aux toilettes, en quête d’une glace, et soulagée y retrouva la femme, presque inchangée. Il y avait bien quelques fissures sur les lèvres asséchées par le rouge mais demeurait intacte cette bouche si tendre. Manon replaça sa chemise dans sa jupe, épousseta l’ensemble, tapota ses joues pour en raviver la couleur et sourit à celle qui, dans le miroir, vacillait.
L’heure exacte du CEG arriva enfin, sans personne d’autre. En Manon, l’estomac se nouait. Puis brusquement, l’ordinateur émit un bruit qui la fit sursauter. Dans un mail empli d’excuses se trouvait un lien, en direction d’une autre réunion, sans scène ni lumière, dans la simple intimité des intérieurs parisiens. Manon cliqua. Face caméra, elle découvrit un visage terni par le contrejour de la salle. Ni le costume ni la stature n’était visible. La femme du miroir était désormais une disparue.