L’eau est là

Quelle réaction face aux inondations ?

L’eau lourde et glacée découpe mes jambes à hauteur de genoux. Difficile de se déplacer dans cet océan de boue. A chaque levée de pied, un effort, comme si des poids ferraient mes chevilles. La pluie a enfin cessé de tomber et l’eau de monter. Il n’y a maintenant plus aucun risque si ce n’est celui d’attraper froid.

Le rez-de-chaussée de la maison, achetée seule il y a trois ans, a été dévasté en une heure et demie, le temps d’un film, celui que j’ai regardé, désolée, du haut de la trémie. Je ne pouvais ni descendre ni sortir, seulement contempler passivement l’envolée d’un humble rêve : devenir propriétaire.

Face à un tel spectacle, mon impuissance m’a presque détendue. J’ai accueilli l’eau impossible à retenir. Elle s’est imposée à moi, a envahi mon intimité sans me laisser d’autre choix que de la laisser entrer. J’ai su immédiatement qu’il s’agissait d’une menace. Mon corps a fui à l’étage comme les oiseaux regagnent la terre à l’approche d’un tsunami. Cette eau est pourtant peu assassine. Elle s’immisce, s’installe, anéantit et vous laisse la vie en punition. Il n’y avait rien à craindre, uniquement à réfléchir.

Alors je suis sortie de la chambre pour contempler les traînées boueuses arracher mes souvenirs, mes économies. J’ai suivi du regard les cadres flottants, les paquets de pâtes en suspension, les magazines en surface, les livres se noyant pour avoir été trop longs. Puis je suis descendue jusqu’à sentir l’eau glacée paralyser mes membres.

Je n’ai alerté personne car chacun sait. « L’eau est là ! » crient-ils dehors en s’agitant comme si cet évènement se produisait pour la première fois. Les mêmes, assagis lorsque l’eau disparaît, théorisent sur notre monde fluctuant. Et quand celui-ci sévit voilà qu’aucun d’entre eux ne réfléchit par crainte de louper la solution inventée par leur espoir. Tous rêvent 2040 pour remettre aujourd’hui à plus tard. Éternel scénario.

Mais cette fois-ci, ne comptez plus sur moi. J’admirerai cette eau pour ne jamais l’oublier. Qu’elle reste ici, qu’elle ne parte pas encore. Non je ne crierai pas, je ne m’agiterai pas avant d’avoir compris quelle est notre faute.

– Madame répondez ! C’est les pompiers !

J’aperçois à travers la vitre deux hommes casqués, lourdement vêtus, le visage fatigué. Ils tambourinent à la porte. De là où je me tiens, ils ne me voient pas.

– Madame si vous ne pouvez pas parler faites un bruit !

Je les informe de ma présence, histoire de ne pas les inquiéter, mais au son de ma voix les pompiers défoncent la porte et entrent dans le salon.

– Madame faut évacuer, restez pas là.

L’un des deux me tend une main gantée, fraternelle, attendant que je m’approche de lui pour la saisir. Seules mes jambes bougent sous l’effet du froid. Je lui réponds d’un air farouche.

– Je reste ici ! Aucun risque, l’eau ne monte plus. Merci de votre aide.

Son collègue s’impatiente, grommèle une injure légère, brouillée par le bruit. Sans hésiter, les deux pompiers s’avancent vers moi à grandes enjambées repoussant les objets en suspension. Ils sont vifs, bientôt proches. Je me retourne et accélère en direction de la cuisine.

– Mais elle est complètement conne !

Déterminée, je ne relève pas et poursuis difficilement ma marche jusqu’à atteindre la porte du cellier où je m’enferme.

– Madame, s’il vous plaît, soyez conciliante. Nous procédons à l’évacuation des résidents du quartier. L’eau ne monte certes plus mais les risques sont encore présents. Faites-nous confiance. Vous rentrerez chez vous dès que la situation sera maîtrisée.

Je répète distinctement « je-veux-rester-ici » mais cette réponse attise leur exaspération. Qu’y-a-t-il de bien surprenant à vouloir prendre son temps ? J’entends déjà venir les graves péroraisons sur la résilience, l’adaptation au dérèglement climatique, mais personne ne souhaite visiblement absorber le choc. S’enfoncer dans la boue voilà une digne absorption. J’éprouve le traumatisme quand vous le fuyez.

« N°42 en état de choc. On arrive » glissent les pompiers au talkiewalkie.

– Je vais très bien, merci ! Je remontrai à l’étage en attendant que l’eau disparaisse. Maintenant partez !

Et allez, deuxième porte qu’ils enfoncent. Les voilà décidés à me faire obéir. Les pompiers m’agrippent par les bras et me traînent en dehors du cellier. J’hurle, implore d’être lâchée, me fait lourde pour ralentir cette marche forcée quand l’un des deux me gueule au visage :

– Calme-toi ! Ça ira j’te dis !