Un matin en résidence sénior
Enfouie dans un fauteuil du balcon, je ne distingue qu’hortensias, agapanthes et arbres centenaires. Il n’y a personne à observer ni de voix à écouter. De multiples âmes vivent pourtant cachées ; le corps avachi dans leur étroite niche. Elles craignent la lumière, le froid, le bruit et la pluie, elles s’épuisent en pensant, parlent sans répondre et s’accrochent aux dernières syllabes qui leur sont audibles. Ces personnes ont un balcon mais ne s’y montrent guère. Qu’y feraient-elles ? Si elles marchent, elles ont un but – se nourrir, se coucher, oublier le temps qui tarde à finir. À l’heure où je me présente sur ce balcon, onze heure et demie, horaire indécis, il ne faut ni manger ni dormir, juste ne rien faire, loin des courants d’air et des rayons brûlants. Juste fermer les yeux et attendre une deuxième raison d’agir, le déjeuner.
Je me tiens seule sur ce balcon, celui de ma grand-mère que l’on surnomme Moune, aux cheveux blancs comme la face de la lune, locataire d’une résidence senior en bord de mer. Mon attention, se délectant habituellement du genre humain, somnole. L’ennui de la résidence me gagne. Qu’y a-t-il à découvrir ici ? Les murs blancs réfléchissent un silence limpide, immaculé de trouble, blanchi par la vie, lavé de ses taches. Mouettes devenues colombes épandent la paix sur ces résidents intranquilles. Les tourterelles roucoulent, la piscine s’écoule en une charmante cascade. En quoi ce jour diffère-t-il d’hier ? Au milieu du parc est plantée une longue colonne, un phare ayant lui aussi servi à une autre époque. Son pied est noir tandis que son sommet, où se loge une lumière défunte, est pareil à chacun, blanc. J’imagine un ascenseur à disposition de tous, direction les cieux ou les ténèbres, choix de l’espérance ou de la résignation.
Il n’y a pas à dire. La vue est agréable. S’en plaindre ferait injure à ceux traînant du pied sur le carrelage des Ehpad. Ma grand-mère en a conscience. Sa critique comme son sourire sont rares et discrets. Face au parc, à la mer ou à ses voisins, elle ne trouve rien à ajouter. Plus rien ne la surprend hormis son corps chancelant. Les centimètres et mots de moins, les kilos de plus, la vue plus ou moins, il n’y a que ça qui compte. Plus que ça à raconter. Sa lente descente l’emporte sur l’élan vital demeurant autour d’elle. Admirer l’imperceptible changement de l’aurore, les variations du courant plissant la mer, est pour elle un effort bien difficile lorsque fracasse quotidiennement l’image défraîchie de son propre reflet.
Moune me rejoint sur le balcon et observe rapidement le paysage afin de comprendre les raisons de ma longue présence. N’y trouvant rien de nouveau, elle souffle, rit de mon repos, s’agite en tournant sur elle-même, conclue son mouvement par un « Bon » et s’en retourne à l’intérieur. Le siège à mes côtés était pourtant prêt à l’accueillir. Je ne sais ce qu’elle fait dans l’appartement puisqu’elle ne lit plus, qu’à la télévision il n’y a rien, qu’à l’autre bout du fil les amis sont morts, que la vaisselle ou les lits sont faits et qu’il n’est que midi. Je l’entends respirer amplement, reprendre son souffle, déplacer des objets. Elle s’agite pour rendre à cette journée son unicité. La même qui marquait chaque jour le temps où vieillir était un mot exotique, employé à destination des autres.
Elle me demande quel sera le programme de la journée. Préférerais-je marcher, aller au cinéma, dîner à la crêperie ou ici ? L’incertitude de la suite à venir la déstabilise. Imposer une activité la gêne. Il me faut choisir et lui dire de quoi les prochaines heures seront faites. Lui certifier que nos retrouvailles seront mémorables. Je m’enquiers alors de ses envies qu’elle dit ne pas savoir. La décision me revient. Ce sera la marche. Ravie, Moune se dirige vers le buffet et ouvre le tiroir à cartes IGN qu’elle dispose sur la table du salon. Quelques-unes de ses anciennes notes indiquent des tracés intéressants, des points de vue à ne pas manquer, des restaurants jadis appréciés. Nous savons que la promenade sera brève, douloureuse, Moune s’épuisant après quelques pas. Mais la présence des cartes déjoue le sort, interroge sa condition physique qui peut-être aujourd’hui résistera davantage qu’hier. Qui sait ? Je la regarde détailler l’immense feuille étalée, les yeux proches du papier, la mine curieuse. Après quelques minutes à redécouvrir des informations déjà apprises, Moune se lasse. Elle replie les cartes et les range brutalement dans le tiroir.
Moune souffle encore. Marche à petit pas dans l’appartement. « Qu’est-ce que je disais ? » répète-t-elle sans que cette question me soit adressée. « Ah oui crêperie ! ». Réserver le restaurant de ce soir est sa seconde mission. L’opportunité nouvelle de densifier le temps qui s’enfuit. Munie de son carnet répertoire, Moune s’installe confortablement dans le canapé, cherche la lettre R pour « rieuse », La Mouette Rieuse, selon elle la meilleure des crêperies. Je lui propose mon aide qu’elle balaie expressément : « je suis quand même encore capable de réserver. » Pour preuve, son doigt fièrement levé enfonce les touches tactiles de son smartphone et, après double vérification du numéro, Moune, hésitante, colle l’engin à son oreille. Elle hurle à deux reprises sa requête au restaurateur qui, la reconnaissant, a déjà dit oui, deux fois, puis raccroche, l’air satisfait. « C’est bon » me dit-elle goguenarde.
Aussitôt désœuvré, son regard se saisit du vide. Une absence la traverse et assombrit son visage. « Midi dix » conclue-t-elle après un instant, la voix basse, réveillée, avant de disparaître en cuisine.
Je sens que mon plaisir à rester assise, oisive, l’agace. La prier de s’asseoir à mes côtés serait une torture. Elle me rejoindrait par politesse puis s’impatienterait sur le fauteuil à coup de petits rebonds légers, quelques regards fuyants et le sentiment indéfectible du temps perdu. Dans notre bouche, le repos a un goût contraire, irréconciliable. J’y trouve la détente tant espérée après le travail ; Moune, quant à elle, avale la mort amère. Il fut un temps où nous nous relaxions à deux, affalées dans les transats du même nom, les paupières closes, les oreilles ouvertes aux chants des oiseaux. Moune se laissait attirer par la douceur du moment. Son corps ne la blessait pas encore. Entre nous deux, il y avait l’espace pour raconter la vie, l’envie de panacher le dire et l’humour en suspension. Moune était ma planète où je vivais en état d’apesanteur, oubliant la rigueur du quotidien et l’avenir trop incertain pour être aimé. Je me refugiais chez elle, contre elle, à l’endroit où se logeait l’éternel. Blotti contre moi, son corps maintenant rapetissé vibre de peur. C’est au mien devenu grand de tenir droit, de la soutenir, de lui mentir comme il me mentait lorsqu’il disait « ça va aller ». Si seulement Moune acceptait de me croire et de s’asseoir sur ce fauteuil. Comme Sonia dans Oncle Vania je lui dirais « qu’il vaut mieux ne pas savoir… On garde tout de même un espoir… » mais Moune, trop intelligente, refuse le mensonge.
Car elle sait. La fleur du balcon demeurera fleur après son grand départ, son immanence la rappelle froidement à la mort. Ma grand-mère refuse de me rejoindre comme elle se détourne de la nature injuste. Son droit à demeurer fleur lui sera bientôt refusé comme déjà ses chevilles, ses jambes et sa taille fines lui ont été ôtées. Un à un les pétales de sa beauté sont tombés tandis que la fleur du balcon éclot chaque printemps perçant l’air de sa force vive. Cette vulgaire fleur la domine. Ma grand-mère pleure en l’arrosant. L’envie de la déraciner me secoue. Qu’elle meurt avec nous. J’imagine la danse des racines poilues avec celle de nos corps morts et nus.
Puis doucement cette image s’estompe avec le chant lointain de Moune, ragaillardie, s’affairant heureuse dans l’appartement. Voilà qu’elle m’appelle.
C’est l’heure du déjeuner.